28 juillet.
Penchée en avant, les coudes sur les genoux, Kay Strange, en short et le torse moulé dans un jersey canari, ne perdait pas un geste des joueurs. Le tournoi de Saint-Loo tirait à sa fin et, dans la demi-finale du « simple-messieurs », Nevile se trouvait aux prises avec le jeune Merrick, que l’on considérait comme une des futures vedettes du tennis britannique. Merrick était incontestablement un brillant joueur – certaines de ses balles de service étaient impossibles à reprendre – mais il lui arrivait de commettre des fautes et l’expérience et l’habileté manœuvrière de son aîné paraissaient en fin de compte devoir l’emporter.
Ils jouaient le dernier set et la marque donnait trois jeux partout.
Ted Latimer se glissa sur le siège voisin de celui de Kay et dit, de sa voix traînante et gouailleuse :
— Une épouse amoureuse regarde son mari en train de forcer la victoire !
Elle sursauta.
— Vous m’avez fait peur ! Je ne savais pas que vous étiez là !
— Je suis toujours là ! Vous devriez commencer à le savoir ! Depuis le temps !
Ted, à qui ceux qui ne l’aimaient pas reprochaient d’avoir l’air d’un métèque, était un très bel homme de vingt-cinq ans. Son teint bronzé s’harmonisait avec ses cheveux d’un noir de jais et ses grands yeux sombres, au regard expressif. Doué d’une voix agréable et prenante, il savait en user pour charmer.
Ils s’étaient dorés côte à côte au soleil de Juan-les-Pins, ils avaient beaucoup dansé ensemble – il dansait de façon remarquable – beaucoup joué au tennis. Ils n’étaient pas seulement des amis, mais des alliés.
Le jeune Merrick servit. La balle fut magistralement retournée par Nevile, qui la plaça dans l’angle extrême du court, où elle ne pouvait être reprise.
— Nevile a un très bon revers, dit Ted. Je l’aime mieux que son coup droit. Le revers, c’est justement le point faible de Merrick, et Nevile le sait. Merrick va avoir l’occasion de s’en apercevoir…
On annonça : « Quatre jeux à trois ! Strange mène ! »
Nevile gagna le jeu suivant, sur son service. Merrick s’énervait et jouait mal.
— Les choses marchent bien pour Nevile, dit Latimer.
Merrick, cependant, se reprenait. Il se montrait prudent et son jeu devenait plus varié. Il remonta à « cinq jeux partout ».
— Ce garçon-là a de la tête, observa Latimer, et son jeu de jambes est de premier ordre. Nous allons avoir une drôle de partie !
Ils se retrouvèrent ensemble à « sept jeux partout » et Merrick prit finalement le meilleur, l’emportant par neuf jeux à sept.
Nevile s’avança au filet et serra la main de son heureux adversaire. Il avait un sourire un peu triste.
— L’âge a parlé, dit Latimer. Dix-neuf ans contre trente-trois !… Mais je peux vous dire, Kay, pourquoi Nevile n’a jamais été un grand champion : il sait trop bien perdre.
— Vous dites des bêtises !
— Jamais de la vie ! Nevile est trop beau joueur. Jamais il ne se mettra en colère à l’idée qu’il va perdre un match !
— Naturellement, non ! Ça ne se fait pas !
— Oh ! mais si ! Ça se fait !… Nous en avons vu bien des exemples !… Je connais de grandes raquettes qui sont des paquets de nerfs et qui savent tirer parti du moindre incident de jeu !… Nevile, lui, est toujours prêt à prendre le compte avec le sourire. Que le meilleur gagne et autres fariboles ! C’est l’esprit sportif tel qu’on l’enseigne dans les collèges ! Il me fait hausser les épaules. Je n’ai pas fait d’études, Dieu merci !
Kay détourna la tête.
— C’est vilain, l’envie !
— La rosserie, aussi !
— Je voudrais bien, voyez-vous, que vous ne montriez pas si clairement que vous n’aimez pas Nevile !
— Et pourquoi l’aimerais-je ?… Il m’a pris celle qui devait être ma femme !
— Vous savez bien que ce n’est pas vrai !
— Je sais. À nous deux, on n’avait pas quatre sous ! Malgré ça…
— Taisez-vous, Ted !… J’aimais Nevile, je l’ai épousé…
— Et c’est un chic type, tout le monde s’accorde à le proclamer…
— Vous tenez absolument à me faire de la peine ?
Elle s’était retournée vers lui. Elle lui sourit, il lui rendit son sourire et gentiment parla d’autre chose.
— Contente de vos vacances, Kay ?
— Assez. Nous avons fait une croisière magnifique, mais je commence à en avoir par-dessus la tête des tournois de tennis.
— Il vous en reste encore pour un mois…
— Je sais. Mais, en septembre, nous irons passer quinze jours à la Pointe-aux-Mouettes…
— À ce moment-là, je serai à l’hôtel d’Easterhead Bay. Ma chambre est retenue.
— Nous serons toute une collection, là-bas ! Nevile, moi, son « ex » et je ne sais quel planteur malais, qui vient d’arriver en congé.
— Un curieux assortiment, en effet !
— Sans compter la cousine mal fagotée, la pauvre fille qui s’use le tempérament à dorloter la vieille dame… et qui n’en tirera aucun bénéfice, puisque c’est à Nevile et à moi que la fortune doit revenir !
— Peut-être qu’elle n’en sait rien !
— Ça ne manquerait pas de piquant.
Elle jouait avec une raquette qu’elle faisait tourner dans sa main et visiblement pensait à autre chose.
Au bout d’un instant, d’une voix étrange et très bas, elle murmura :
— Oh ! Ted !
Il se pencha vers elle.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ?
Elle soupira :
— Rien… Seulement, quelquefois, quand je réfléchis, j’ai la frousse… J’ai peur et je me sens toute drôle !
— Ça ne vous ressemble guère !
— Non, hein ?
Elle le regarda, puis dit, son sourire retrouvé :
— De toute façon, vous serez à l’hôtel d’Easterhead Bay !
— Ça, fit-il, vous pouvez y compter !
Kay se leva et alla retrouver Nevile à la sortie du vestiaire des joueurs.
— Je vois, dit-il, que notre petit ami est arrivé.
— Ted ?
— Oui… Le fidèle caniche… Je dis « caniche », mais « lézard » serait plus juste…
— On voit que tu ne l’aimes pas !
Il haussa les épaules.
— Oh ! il ne me gêne pas !… Si ça t’amuse de le faire marcher…
— Est-ce que tu serais jaloux ?
Il la regarda, avec un étonnement sincère.
— De Latimer ?… Tu plaisantes !
— Tu sais, fit-elle, qu’il passe pour être très séduisant ?
— Mais, il l’est, séduisant ! Il a le charme des Américains du Sud !
— Tu es jaloux !
Il lui prit le bras doucement et dit :
— Non, ma chérie, je ne suis pas jaloux. Tu peux avoir des amoureux transis et même t’offrir toute une cour d’adorateurs, je n’y vois aucun inconvénient ! C’est à moi que tu appartiens et c’est l’essentiel !
— Tu es bien sûr de toi ! répondit-elle d’un petit ton pincé.
— C’est vrai… Mais c’est parce que c’est le Destin lui-même qui s’est occupé de nous ! Il nous a mis en présence et il s’est arrangé ensuite pour que nous nous retrouvions !… Nous nous rencontrons à Cannes, je file sur Estoril, et quelle est la première personne que je vois là-bas ? Kay, l’adorable Kay, en chair et en os !… J’ai compris que le Destin s’intéressait à nous et que je ne lui échapperais pas…
— Ce n’était pas tout à fait le Destin. C’était moi…
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ce que je dis… À Cannes, je t’avais entendu dire que tu allais à Estoril. Alors, j’ai fait le siège de maman… et c’est pour ça que, la première personne que tu as rencontrée là-bas, c’était moi !
Il la regarda un moment, silencieux. Inconsciente, elle souriait.
— Tu ne m’avais jamais dit ça, fit-il lentement.
— Il valait mieux garder ça pour moi ! Ça pouvait te donner une trop haute opinion de toi-même !… Mais j’ai toujours été très forte pour tirer des plans ! Les choses n’arrivent que si l’on s’arrange pour qu’elles arrivent. Tu m’appelles quelquefois ta petite cinglée, mais je ne suis pas si folle que ça !… Je sais provoquer les événements et je suis capable de les préparer de très loin…
— Un puissant cerveau, en somme !
— Il est facile de se moquer !
— Je ne me moque pas, dit Nevile, avec une soudaine amertume. Je suis simplement en train de découvrir la femme que j’ai épousée !… Ça s’écrit « Destin » et ça se prononce « Kay » !
Elle leva les yeux vers lui.
— Tu n’es pas fâché, n’est-ce pas, Nevile ?
D’une voix lointaine, il répondit :
— Mais non, Kay… Pourquoi veux-tu que je sois fâché ?